Se mobiliser pour la Palestine, un engagement “fondateur”

Courtesy of Rania Ibrahim
Courtesy of Rania Ibrahim

En arrivant sur la place Tahrir, le 30 janvier 2011, mon attention fut immédiatement attirée par la présence de plusieurs symboles pro-palestiniens : drapeaux, slogans, pancartes, chants. Ce constat semblait aller à l’encontre d’un discours (de sens) commun qui était en cours d’institutionnalisation sur la place et dans les médias : les revendications étaient authentiquement « nationales », contrairement à « avant ». Le nouvel ordre politique souhaité devait faire table rase du passé. La Palestine n’était plus au centre. On pourra sans doute voir la déformation professionnelle d’un doctorant travaillant sur la question palestinienne en Égypte dans cet attrait du regard. Certes, j’ai vu ces symboles, aussi, parce que je cherchais à les voir…

Dans les semaines qui suivirent la chute de Moubarak, ce constat semblait de plus en plus partagé. Ainsi, un André Glucksmann pouvait nous informer que la question israélo-palestinienne n’était plus centrale ; que les Egyptiens se soulevaient désormais pour la « démocratie », qu’une nouvelle ère commençait. Ce qu’il fallait souvent comprendre de ces lectures, c’est que l’intérêt pour la question palestinienne avait souvent été en quelque sorte soit un vulgaire substitut aux « vrais revendications » soit l’apanage de barbus fous de Dieu qui auraient été éclipsés par la belle jeunesse branchée occidentalisée « férue de nouvelles technologies », etc.

Le discours était assez proche dans des sphères sociales très différentes de celle de Glucksmann. Ainsi, de nombreux militants et intellectuels arabes portaient un constat similaire. La Révolution du 25 janvier, contrairement aux vagues de mobilisations antérieures, avait été portée par de véritables revendications intérieures : la justice sociale, la démocratie, la liberté. Elle a été construite face à la figure du despote. On voit déjà là, le jugement hautement négatif du soutien à la cause palestinienne face aux bonnes revendications comme le changement démocratique. Le vocabulaire de la « maturité » et de la « rationalité » des revendications n’était jamais très loin.

On s’étonna donc quand, quelques mois plus tard, des milliers de personnes se mobilisèrent en souvenir de la Nakba, et quand, encore quelques mois plus tard, d’énormes mobilisations prirent pour cible l’ambassade israélienne à Gizeh. Pour beaucoup, c’était là soit des épiphénomènes à la marge de la « Révolution », soit le fait de franges islamistes radicales. Et pourtant, au fur et à mesure des mois, et des changements de régime successifs, le sentiment pro-palestinien demeurait très présent.

Or, ces constats a-sociologiques ne permettent évidemment pas de comprendre le rôle joué par la question palestinienne dans la « composition du politique » dans la région, pour reprendre une expression de Ghassan Salamé.

Soulignons d’emblée deux écueils, parmi d’autres, dans le traitement de cette question. D’une part, on trouvera souvent une lecture un peu trop axée sur les revendications que sur les acteurs qui les portent. Ainsi, des discours désincarnés se succèdent : pour la Palestine, contre l’invasion américaine en Irak, pour le Hezbollah, pour Gaza, mais aussi pour la hausse des salaires, pour la démocratisation, etc. Le problème principal de cette lecture est de ne pas voir comment les discours sont mis en forme, sont cadrés, par des acteurs transitant par différentes causes, par différents groupes et dans différentes sphères sociales. Les « réseaux dormants » pro-palestiniens sont ainsi (et j’ose dire, seront toujours) prêts à se re-mobiliser pour amener soutien à Gaza et à la Palestine en général, et l’arrivée de nouveaux mots d’ordre (anti Frères, anti militaire, etc.) ne signifiera aucunement l’obsolescence des causes antérieures. D’autre part, et c’est là un classique auquel les médias nous ont habitué dans le traitement de chaque tuerie perpétrée par un « islamiste radical », si, par hypothèse, tous les islamistes radicaux ont été socialisé à la politique par la question palestinienne, cela ne signifie pas que tous les socialisés à la politique par la question palestinienne deviennent des islamistes radicaux… Classique des inférences statistiques erronées mais qu’il convient encore – malheureusement – de rappeler. Et c’est aussi erroné, du coup, de limiter le poids de la question palestinienne aux seuls acteurs islamistes. De nombreux travaux ont bien montré – citons par exemple ceux de Nicolas Dot Pouillard – le rôle central de la question palestinienne dans l’imaginaire de la gauche arabe (et évidemment pour la gauche radicale en France, par exemple). Mais ce point de la socialisation politique par la question palestinienne est tout à fait central.

Dans les quelques dernières années où je me suis intéressé à l’engagement politique en Egypte, je peux affirmer que la quasi-totalité des personnes que j’ai rencontré considèrent que c’est à travers la question palestinienne qu’ils se sont intéressés à la politique. Je fais d’ailleurs moi-même partie de ces personnes. A l’image de ce que Mounia Bennani-Chraïbi a pu montrer sur le Maroc, ou Pascal Ménoret sur l’Arabie Saoudite, la « cause palestinienne » a contribué à intérioriser chez de nombreux jeunes des visions et divisions du monde social, du juste et de l’injuste, du bon et du méchant, de l’ami et de l’ennemi. Ces cadres principaux ont souvent été structurants de la vision de la politique plus générale véhiculée dans les milieux de gauche comme islamiste, et je dirais même, voire surtout, dans l’appréhension profane de la politique. Dire « même les juifs ne feraient pas ça » pour parler de la police égyptienne ou du régime de Moubarak, ou encore dire « on se croit à Gaza » pendant le infilat amni des 18 jours sont autant d’indices de ces rapports profanes à la politique fortement marqués par les cadres du conflit avec Israël.

La « cause palestinienne » représente ainsi ce que j’appellerais un « engagement fondateur », un engagement-socle, sur lequel d’autres engagements se sont construits, dans des directions politiques souvent fortement diverses. C’est aussi ce qui a souvent permis des contacts entre gauche, centre et islamistes. De ce fait, rien d’étonnant aujourd’hui de voir tous les réseaux militants égyptiens extrêmement actifs pour récolter des dons, des médicaments, etc. Ou de les voir partir en direction de Gaza pour perpétuer un mode d’action bien stabilisé en Egypte, celui de la Qafila (caravane).

Rien donc qui ne relève de l’épiphénomène ici, du refoulé, du retour en arrière ou de la régression vers les vieilles causes du fait de la fermeture de l’espace politique. Ne pas réussir à comprendre à quel point la cause palestinienne, l’idiome de la résistance, structurent les schèmes de perception et les convictions militants c’est, encore une fois, ne pas comprendre la trame de fond des engagements politiques en Egypte.

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