Interview pour Libération

Contraintes éditoriales obligent, l’interview que j’ai donné à Libération a été sensiblement réduit avant parution. Du coup, je remets la version initiale de mes réponses aux questions de Marwan Chahine (Cliquez ici pour la version en ligne).

(L’entretien s’est déroulé le 29 juin)
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Qui sont ceux qui manifestent actuellement contre le pouvoir en Égypte ?

Il est sans doute dangereux pour un chercheur de se lancer dans des spéculations. A ce stade, comme toute grande mobilisation, ce qu’il est possible d’observer est toujours limité, soit parce qu’une partie de ce qui se déroule est tout bonnement invisible à « l’œil nu », soit parce que du fait de l’ampleur du phénomène, il serait bien impossible d’en avoir une vision globale sérieuse.

Ces remarques ne sont pas simplement rituelles… Il en découle une observation toute simple : il y a de tout dans ces manifestations. C’est bien là son intérêt.

Prenons les choses dans l’ordre: l’appel à manifester le 30 juin a été lancé par une campagne qui a pris le nom de « mouvement de rébellion » (harakat tamarud). Si les porte-paroles de la campagne ont eu tendance à la présenter comme une initiative d’individus contre Morsi, sans appartenances politiques particulières, les premiers cercles d’activistes concernés sont issus des principaux « groupes révolutionnaires ». L’étiquette « apolitique » est en soi une stratégie parfaitement rodée dans l’attirail des pratiques politiques égyptiennes depuis le milieu de la décennie 2000. Cela étant dit, la campagne a sans aucun doute réussi à brasser très large, en alliant un discours suffisamment fédérateur, en visant un ennemi principal, en communiquant sur les réseaux sociaux virtuels et en menant des actions de rue (manifestations, sit-in, pétitions). Au 29 juin, le groupe annonce que plus de 22 millions de signatures appelant à la destitution de Morsi ont été rassemblées. Rien ne permet de « vérifier », évidemment, ces dires. Mais l’annonce est, en soi, un « coup » politique qui aura ses propres conséquences. Rappelons-nous du théorème de William Isaac Thomas : « Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences ».

En cette fin de mois de juin, on peut préciser certains éléments : Tamarud n’est pas un « mouvement », il n’y a pas de commandement central, de politique générale, mais fonctionne plutôt selon une logique décentralisée, sur le modèle de la « franchise ». A Alexandrie, par exemple, ce sont les mêmes groupes locaux ayant organisé les marches du 25 janvier 2011, qui ont préparé les actions du 30 juin. Cette coalition, qui a pris le nom de « Comité de coordination du 30 juin », représente les divers groupes politiques alexandrins. L’organisation des événements se fait donc au niveau des gouvernorats et non pas au niveau national. C’est sans doute là une des forces de ce mouvement ; capable de véhiculer un discours accessible au plus grand nombre tout en se greffant sur des logiques locales spécifiques.

Quelles sont leurs principales motivations ? Leurs revendications ?

Rendre compte des « motivations » des acteurs est toujours périlleux, donc voyons plutôt les revendications. Dans les grandes lignes, les organisateurs de la mobilisation du 30 juin appellent à « faire chuter le régime des Frères musulmans pour continuer la révolution » dont les objectifs, selon eux, n’ont pas été atteints (Pain, liberté, justice sociale, dignité humaine). En cela, les revendications générales sont relativement proches des revendications des 18 jours. Par la suite, ils préconisent un certain nombre de mesures à prendre pour mettre en place une « transition démocratique ».

N’y a-t-il pas un risque de récupération du mouvement par les forces de l’ancien régime qui semblent très représentées dans les cortèges ?

En effet, cette question est au centre des débats internes des milieux politiques aujourd’hui. Il faut, à mon avis, faire quelques distinguos pour éviter les conclusions hâtives. D’une part, il est évident qu’on fait face dernièrement à une résurgence des figures de l’ancien régime, prenant de plus en plus part au débat public, et tentant, parfois avec succès, de se glisser sous la bannière de Tamarud. D’autre part, des secteurs de la population qui n’était peut-être pas totalement enthousiasmés par le soulèvement de 2011, ou qui ont subi les désillusions des lendemains qui ne chantaient guère, peuvent souhaiter aujourd’hui un « retour à l’ordre » qui s’incarnerait, par exemple, dans un régime autoritaire (éventuellement militaire) mais quel qu’en soit la formule, qui remettrait l’ordre dans la multitude de tracas quotidiens vécus par les Egyptiens (coupures de courant, pénurie de carburant, etc.). Enfin, des personnes qui voyaient peut-être d’un mauvais œil le départ de Moubarak, qui l’ont défendu, et donc qui étant « pro-ancien régime », ont pu, en deux ans, changer de position et devenir de fervents révolutionnaires. Pour autant, on continuera de les taxer d’ancien régime du fait de leurs positions il y a 2 ans.

Même si les discours politiques sont des discours qui fonctionnent souvent par des constructions d’ennemis, d’identification de camps, de « Nous » et de « Eux », force est de constater la diversité des trajectoires et des profils qui pourront aller contester l’autorité de Morsi. On ne le rappelle pas assez : dans toute mobilisation d’ampleur, si l’on peut faire l’hypothèse que les manifestants s’accordent sur une solution – et encore – qui est celle de faire tomber, par exemple, le “Chef”, les raisons de leur mobilisation, leurs justifications, et ce qu’ils préconisent pour l’avenir seront toujours très divers. C’est ce qui s’est passé en 2011 : des Frères musulmans, des groupes d’extrême gauche, des mouvements centristes, des syndicats, etc. se sont retrouvés contre Moubarak. Deux mois plus tard, chacun prenait une direction.

Les organisateurs des manifestations ont quant à eux clairement annoncé qu’ils ne collaboreraient pas avec des forces de l’ancien régime, et qu’une mobilisation contre les Frères ne signifiait aucunement une préférence pour l’ancien régime ou pour les militaires. Le mot d’ordre est clair : non aux Frères, non à l’ancien régime, non aux militaires. Donc évidemment, on peut dire que les forces de l’ancien régime tenteront de tirer leur épingle du jeu, de profiter de la situation en fonction de leurs intérêts. Mais cela est finalement assez « logique ».

Une confrontation violente entre pro et anti Morsi vous parait-elle inéluctable ?

Encore une fois, il est illusoire de se lancer dans des prédictions… Ce que l’on peut observer, c’est que, de manière assez évidente, il y a une normalisation progressive, une intériorisation de la part des différents camps, que l’action violente est opportune, voire nécessaire. Nous avons, avec ma collègue Chaymaa Hassabo, remarqué dans une étude en cours sur le rapport à la violence dans la révolution égyptienne, une évolution marquée dans les témoignages des acteurs sur les deux dernières années. On peut résumer cette évolution de la manière suivante : alors qu’aux débuts du soulèvement de 2011, la violence était « réactive », que le « pacifisme » était érigé en slogan central, les différentes expériences, souvent douloureuses, vécues par de nombreux révolutionnaires (le massacre de Maspero, les événements de Mohamed Mahmoud, etc.) ont peu à peu conduit ces derniers à réfléchir à la nécessité de combattre les « ennemis de la révolution » par tous les moyens, y compris les moyens violents. Si les principaux groupes continuent de prôner le pacifisme (les pages Facebook de Tamarud précise ainsi « le pacifisme est notre arme »), la radicalisation des activistes et l’intégration de modes d’action violents au sein de leur « répertoires » est aujourd’hui évidente.

L’éventualité d’un coup d’Etat militaire vous semble-t-elle crédible ? Quelle est la ligne rouge de l’armée ?

Les « éventualités » posent problème, puisqu’elles prêtent aux acteurs une sorte de « fixité » des préférences et des lignes d’action… De nombreux observateurs avaient, par exemple, jugé improbable que l’armée laissât tomber Moubarak, avant le 25 janvier. Ils avaient raison. Dans une configuration particulière, on ne pouvait comprendre pourquoi les militaires se désolidariseraient de leur chef. Or, c’est là l’une des propriétés principales des crises politiques : elles modifient les préférences et les lignes d’action des différents acteurs, faisant advenir ce qui aurait pu être considéré comme risqué, improbable, infaisable voire inimaginable peu auparavant. Nous nous retrouvons ici face à une situation d’incertitude proche des premiers jours des 18 jours. Les acteurs se regardent, s’observent, évaluent leurs coups, et tentent d’agir en conséquence. L’armée ne fait pas exception. De ce que l’on a pu voir, elle est sur le qui-vive, dans ses déclarations on perçoit clairement qu’elle définit sa ligne rouge dans l’émergence d’une situation que l’on pourrait qualifier de début de guerre civile. La journée du 30 et les journées suivantes contraindront ou autoriseront les acteurs à agir de telle ou telle manière.

Quelle est aujourd’hui la marge de manœuvre de Mohammed Morsi ?

Elle est probablement très ténue. Le diagnostic initial des Frères musulmans est partiellement justifié à mon sens. Ils font face à des résistances de l’appareil d’Etat qu’ils tentent de s’accaparer qui les empêche d’avancer. Le problème est que ce diagnostic prend la forme d’un discours paranoïaque visant à disqualifier toute opposition. C’est un cercle vicieux : les Frères sont de plus en plus reclus sur eux mêmes, ce qui en retour, permet de plus en plus d’acteurs de se coaliser contre eux. La situation de Mohammed Morsi, en tant qu’individu et non qu’institution, est encore plus compliquée. Comme on le dit souvent dans les milieux politiques, Morsi est chargé du « dossier » présidence de la république au sein du bureau de guidance de la Confrérie. S’il apparaît aujourd’hui comme le point de convergence de toutes les critiques et de toutes les revendications, il ne semble pas disposer du pouvoir (dans toute la polysémie du terme) de résoudre la crise en train de naitre.