Cognitive dissonance and Egyptian politics

In Egypt, one gets extremely confused on a daily basis, whether you are watching the catastrophically biased news coverage by TV channels, or even if you are discussing the same events with “intellectuals” or with the “Man of the street”. One gets extremely confused by the incredible amount of illogical nonsense people keep saying. By illogical, I do not mean “irrational”, as in a normative judgment, but rather as “not logical”, in the sense that different elements or components of an assertion “do not add up”. We face a constant denial of facts, whether it’s denying violent behavior by Muslim Brotherhood members or supporters, or, more obviously, the full-blown come back of the security apparatus and its brutal practices.

 

Let’s change the context: In 1956, Leon Festinger and his colleagues published a quite interesting study, which went on to become a classic of social psychology. The book, entitled When Prophecy Fails: A Social and Psychological Study of a Modern Group That Predicted the Destruction of the World, tackled an odd phenomenon that Festinger and his colleagues baptized “cognitive dissonance”. This concept describes a situation or a state in which individuals face a dire and brutal contradiction between a set of beliefs and facts. Wikipedia defines it as “the discomfort experienced when simultaneously holding two or more conflicting cognitions: ideas, beliefs, values or emotional reactions.” Festinger and his team went on to try and analyze how people reacted and how they tried to cope when they were in states of “cognitive dissonance”.

 

At first, Festinger was interested in analyzing this phenomenon using a historical investigation. Throughout the centuries, groups of people, cults, predicted the end of the world (millenarists among others). Sometimes, they even predicted when it would end, giving out very precise dates. But then, the world kept on going. How did these people react when the prophecy failed? How did they cope? That was Festinger’s initial interrogation.

 

During his work, he was lucky enough to stumble upon a story in a newspaper where a certain Susan Keech claimed to be in contact with aliens and predicted the imminent end of the world. A cult was quickly created around her and many people were drawn to it. Festinger’s team was then able to infiltrate the cult and observe it from within. On the fatidic day, when the aliens were supposed to come and get the members of the cult in order to save them from the annihilation of mankind, no one came…

 

Now from a strictly “logical” point of view, one would suppose that these people, who were not “mentally deranged”, would reevaluate their behavior in light of this obvious negation of their beliefs. Nevertheless, what Festinger’s team came to witness was quite dazzling. Members of the cult became even more convinced of their “cause” after the prophecy failed. Even more interestingly, some members who had been doubtful about the whole thing became completely convinced and devoted afterwards.

 

These people weren’t “crazy”. A few of them were even highly educated. The research team had to look for answers elsewhere, not in the people’s psyche but rather in their social environment. A few sociological hypotheses (rather than psychological) arose from their observations. Let me suggest two remarks based on the study’s argumentation:

 

1)   Some of the members of the cult had sold all their properties and belongings, left their children and spouses, left their jobs, in order to be “taken away” by aliens. We can imagine that such an action is extremely costly. It is hard to foresee how a person in that context would be able to go back to his normal life afterwards. To put it in simpler words, he had gone too far to be able to come back. This is what we call a “ratchet effect”. Moreover, that person wasn’t alone; other people had done the same, and as Festinger later put it “If more and more people can be persuaded that the system of belief is correct, then clearly it must after all be correct”.

2)   Most of the members moved in with Susan Keech. The community life made it easier on everyone to “believe” by not having to face dissonant point of views. It appeared in the research that the first people to defect, even if they used to be ardent believers in the beginning, were those who were implicated in other social circles (for instance, who didn’t move in with Mrs. Keech, who didn’t leave their jobs, who had a family outside, etc.)

 

This study thus suggested how it became difficult for groups to disengage from actions or ideas that they were entrenched in, and how they seemed to be in a state of denial. It also suggests how dangerous it is to isolate a given group even more or to try to “convince” its members of the inexactitude of their beliefs through violence.

 

That being said, evidently, any resemblance with current Egyptian politics is purely coincidental. Image

Journal de terrain – II – Le peuple veut… quoi déjà ?

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Si la légitimité (« religieuse », « électorale » ou « démocratique ») était le mot-clé, le leitmotiv des Frères musulmans au pouvoir, le « peuple » est sans aucun doute celui de la période actuelle. Évidemment, la rhétorique du peuple n’est en rien nouvelle, surtout en temps de révolution. Il y a trois ans (déjà !), c’était bel et bien le « peuple » qui voulait la chute du régime, ou du moins, c’est ce que scandaient les centaines de milliers de manifestant-e-s égyptien-ne-s. Mais, il semblerait que cette rhétorique se soit aujourd’hui quelque peu durcie, dans un délire on ne peut plus schmittien : le peuple se construit en construisant un ennemi tantôt terroriste, islamiste, tantôt gauchiste athée ou libéral vendu. Wikipedia nous dit : « La démocratie ne saurait être libérale ou liée d’une façon quelconque aux intérêts individuels. Elle devrait être, tout au contraire, antilibérale, reposer sur des prises de décision par plébiscite d’un peuple souverain, entraîné par l’enthousiasme et la force de la nation sûre d’elle-même ».

La Nation sûre d’elle-même, le Peuple… Le Peuple est partout ; c’est le cas de le dire (surtout en Egypte). Il est dans tous les discours, il est Un, il est intelligent, pieux, « centriste » (wassati), conservateur, éveillé, patriote, et bien plus encore. Du moins, quand « il » va dans le sens du locuteur. Celui-ci pourra tout à fait, à l’issue d’un scrutin défavorable, considérer le peuple inculte, inapte à choisir, ayant besoin d’un chef, d’ordre, d’un meneur, d’une morale renouvelée, d’une main de fer. Parfois même, les deux discours seront tenus lors d’une même discussion par une même personne.

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Sameh Samir, un des plus brillants satiristes égyptiens (actif sur Facebook), a publié sur son Mur la blague suivante : « Les Frères musulmans nous ont laissé tomber à Mohamed Mahmoud ; le peuple nous a laissé tomber dans toutes les autres rues ». La blague mérite d’être explicitée : pour beaucoup de révolutionnaires, les Frères musulmans ont commis une faute impardonnable en ne soutenant pas les affrontements avec la police qui s’étaient déroulés en novembre 2011 dans la rue Mohamed Mahmoud. Pendant les mois suivants, il était habituel d’entendre les révolutionnaires accuser les Frères de les avoir laissé tomber (littéralement, tomber sur le sol, victimes des balles de la police) dans la rue du centre ville. Samir ramène donc ici la même tournure de phrase pour décrire un sentiment qui prévaut depuis quelques semaines, mais surtout avec le referendum qui vient de se dérouler. Le Peuple n’a pas été au rendez-vous, il n’a pas agi comme on s’y attendait. A moins de tomber dans un délire conspirationniste peu crédible, le « peuple », exprimant réellement son point de vue, semble résolument contre-révolutionnaire…

Les militant-e-s semblent avoir du mal à gérer ce problème, et plus on va vers la gauche du spectre politique, plus ce problème semble difficile à résoudre, pour des raisons idéologiques évidentes. Si on a toujours pensé, sans trop le croire, que le peuple était la solution, si nous avons été convaincu un vendredi de janvier 2011 que le peuple l’était vraiment, que peut-on se dire aujourd’hui ? Car il serait idiot, tout bonnement idiot, de croire que le Peuple (tout entier, une bonne partie, la majorité, ce qu’on veut), n’est pas allé voter de plein gré pour la Constitution, et plus ostensiblement, pour Sissi.

Car oui, qui de nous n’a pas un parent proche ou lointain – qui n’a rien d’un client de l’ancien régime – qui ne soit aller donner jovialement son assentiment au projet constitutionnel (d’ailleurs beaucoup de nous avaient aussi des proches pour les Frères musulmans, n’est-ce pas ?). Qui plus est, un certain nombre de militants, que je n’oserai jamais qualifier d’antidémocrates, pas un instant même, ont clairement soutenu le « oui ». Le peuple a donc dit oui (comme dans tous les scrutins de l’histoire contemporaine d’Egypte, d’ailleurs).

Mais que va-t-on faire de ce peuple qui a le mauvais goût de nous déplaire ?

A chaque consultation populaire qui s’est déroulée depuis le 25 janvier 2011, ce problème s’est posé. Un espoir s’est diffusé dans les milieux révolutionnaires quelques heures avant les résultats ; le peuple allait « bien » choisir. Et pourtant, c’était bien souvent la déception. Comme le disait un militant hier, « mon cher peuple, le peuple a dit oui et nous devons respecter sa décision… c’est juste à 100%… mais c’est pour cela qu’il a raison ; c’est ce même peuple qui a élu les Frères musulmans, qui a dit oui à la constitution des Frères… », le commentaire s’allonge et cite tous les faux pas du peuple. Remarquons qu’il est bien étonnant ce peuple, dont on fait partie, mais qui nous est toujours extérieur. Cela me fait penser à « l’individu lambda qu’on rencontre très peu dans la vraie vie ».

Si le problème intervient dans les consultations populaires, peut être que c’est la formule qui pose en elle-même problème. Dans une structure d’État moderne au discours nationaliste nauséabond, est-il tout bonnement possible de militer pour la différence ? Rappelons, avec Schmitt, que la politique c’est l’inimitié et que l’inimitié nait de la différence. Dans cette vision, de la nation forte et sûre d’elle-même, pas de salut donc.

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« Seul l’État moderne – à la fois dans sa forme coloniale et dans sa forme indépendante – a eu les ressources pour mettre en œuvre un projet de domination dont son ancêtre précolonial ne pouvait que rêver : en l’occurrence, mettre au pas des espaces de populations échappant encore à son influence. Ce projet (…) a été poursuivi, certes maladroitement et malgré des contretemps, avec constance au moins tout au long du siècle passé. Les gouvernements, qu’ils soient coloniaux ou indépendants, communistes ou néolibéraux, populistes ou autoritaires, y ont pleinement souscrit. La poursuite tête baissée de cet objectif par des régimes n’ayant sinon rien en commun les uns avec les autres suggère que de tels projets de normalisation administrative, économique et culturelle sont intrinsèquement liés à l’architecture de l’État moderne lui-même » James Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, 2013, p. 24-25.

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Journal de terrain – I

Le jeune homme a tous les attributs du “jeune” égyptien “lambda”. Il m’accueille avec un sourire et me donne un coup de main avec mes bagages volumineux. Sachant qu’on est vendredi, je demande, un peu inquiet:

“Tout s’est bien passé aujourd’hui, pas eu de problèmes ?”

Il répond enthousiaste : “Tout va bien ! Les traitres sont restés chez eux”. Je sais donc à quoi je dois m’attendre pendant les 3h de trajet qui séparent l’aéroport du Caire d’Alexandrie. Par la suite, la conversation dévie, sans que je l’oriente, sur Sissi “ce grand monsieur”. Tout va bien, apparemment. Les rues sont devenues sûres. La police fait son travail.

Il dit avoir participé au 25 janvier et pourquoi est-ce que je devrais ne pas le croire ? Il ira voter Oui pour Sissi. Je tente de rectifier “pour la constitution?”. “Oui, oui, pour la constitution de Sissi. J’espère qu’il va se présenter. Nous sommes comme ça en Egypte, on a besoin d’être gouvernés par un Homme, un vrai”.

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L’ouvrier et jeune père me parlait alors que son fils de 4 ans courait dans tous les sens. J’ai déjà parlé de lui, dans un billet juste après le massacre de Rabaa. Je lui demande ce que pense son frère de la situation, aujourd’hui. Il me répond “Je sais pas s’il est pour les Frères, mais il trouve que la manière dont le sit-in de Rabaa a été rompu était criminelle, mais bon…”

“Mais bon quoi ? Tu trouves que ça n’était pas criminel?”

“Ecoute moi, si tu dis à quelqu’un d’arrêter de faire des bêtises non-stop et qu’il ne veut pas t’écouter…”

“Tu le tues ?”

“Tu lui donnes une leçon qu’il n’oubliera jamais. Les Frères sont mauvais, il faut que tu le comprennes”.

Je souris et lui rappelle quand j’avais passé toute une nuit à discuter avec lui des Frères la veille des élections législatives de décembre 2011. Il allait voter pour eux et ne voulait pas écouter mes arguments critiques.

“Bien sûr j’ai voté pour eux, j’ai essayé. Je n’ai pas le droit de changer d’avis ?”.

Pas mieux.

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Dans les différentes discussions avec les chauffeurs de taxi, les mots d’ordre nationalistes d’antan sont très présents. De même lors d’un entretien avec un militant alexandrin. Je repense à ce que m’a dit mon ami le jeune chercheur Aly El-Raggal : il existe un amas géant de résidus étatistes et nationalistes dans les représentations collectives. C’est toute une recherche qu’il faudrait mener sur l’émergence et la persistance de modes de subjectivation très particuliers, hérités du nassérisme, transmis par les parents, l’école, les discours officiels. Certes, personne n’y croit comme réalité. Mais l’hypothèse est sans doute qu’on y croit tous un peu comme un idéal difficile à atteindre, mais que si l’éventualité de l’atteindre apparaissait, alors nous la soutenons. Certes, sans une sociologie de la réception ou de la traduction (au sens latourien) de ces discours véhiculés pendant des décennies, on aurait du mal à comprendre l’impact de ces résidus discursifs dans nos mentalités, dans nos dispositions durables, mais l’hypothèse semble tout à fait probable, d’autant plus quand on voit sa stabilité à travers des classes sociales antagonistes et des ancrages géographiques très divers.

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Comme en août dernier, la déprime est toujours là dans les milieux militants. L’un d’eux m’avoue ce que beaucoup d’autres pensent : nous avons tous rêvés de l’utopie des 18 jours, et sans doute que si l’on continue aujourd’hui, c’est maintenant à l’inverse, en rêvant de retrouver cette utopie, qui sans doute ne reviendra jamais. Je pense directement à la distinction camusienne entre la révolte et la révolution. La révolte permanente contre la révolution.

Avec l’attaque frontale des institutions de l’Etat sur les milieux militants, il est d’ailleurs assez difficile d’être optimiste, même si chez certains, demeure une croyance inexorable, soit dans la bonté innée de l’humanité soit dans la conscience inébranlable du mouvement ouvrier, ça dépend du point de vue.

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Un jeune chercheur égyptien écrivait il y a quelques jours qu’un régime qui mobilise plus de 150000 militaires (officiers et soldats) pour sécuriser un scrutin, qui annonce que tout débordement sera traité avec la plus grande sévérité, qu’on tirera directement (pour tuer et non pas pour blesser) sur les fauteurs de troubles, qui arrête et incarcère directement tout individu, groupe ou mouvement qui essaie de soutenir le choix du Non pour le referendum, est un régime très étonnant. En effet, avoir la volonté de mettre en place autant de violence, de contrainte et de risque de trouble pour faire passer un document garant des libertés et de la “démocratie” est en quelque sorte ontologiquement contradictoire.

Mais après tout, l’Egypte nous a habitué à cela.