Que la conscience de Mahienour trouve enfin la paix

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Mahienour ne sera pas contente quand elle sortira ; nous le savons tous. Mais nous avons un mal fou à respecter ses consignes, ne pas faire d’elle une héroïne. Pourtant, elle l’est déjà, pour beaucoup, surtout à Alexandrie. J’ai voulu écrire un texte (un de plus) pour dire tout le bien que je pensais de Mahienour, ça ferait trop long, et très banal, comme dit dans le texte ci-dessous. Ce matin au réveil, j’ai pu lire le texte de Mahmoud Hassan, militant, romancier, documentariste alexandrin qui m’a touché. Il a accepté que je le traduise, d’une traduction rapide et sans doute un peu trop inexacte, et surtout, sans la beauté du mot arabe qu’il manie si bien.

Je me suis permis, ici et là, de rajouter une note de bas de page pour clarifier des éléments qui pourraient paraitre incompréhensibles. Je remercie Zoé C. Pour sa relecture en vitesse grand V de la traduction et de ses suggestions de reformulation.

L’auteur et moi-même autorisons qui le souhaitent de republier le texte.

Que la conscience de Mahienour trouve enfin la paix

Par Mahmoud M. Hassan

1-

Alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, la petite fille qui avait perdu un œil dans un accident monta à l’arrière de la voiture de son père. La voiture s’arrêta à un feu rouge, juste en face de deux femmes pauvres, qui regardèrent la petite fille. L’une dit à l’autre : « regarde la pauvre petite, elle a un œil blessé » et l’autre lui rétorqua : « elle est blessée mais elle est dans une voiture ; qu’ils me prennent un œil et qu’ils me donnent une voiture… ».

Cette histoire peut paraître anecdotique. Mais elle ne le fut pas pour cette fillette. Cette histoire l’accompagnera, elle nous la racontera, pour que l’on n’oublie jamais… Pour nous rappeler toujours à quel point la pauvreté est dure, au point de pousser le pauvre à vouloir perdre un œil juste pour vivre une vie normale. Toute sa vie, elle vivra avec ce souci constant d’abolir la pauvreté du monde.

Cette fillette est devenue Mahienour El-Massry, l’avocate des droits humains alexandrine, âgée de 28 ans, et dont la condamnation à 2 ans de prison et à 50.000 livres (5000 euros) d’amende a été confirmée hier… Condamnée pour avoir participé à une manifestation demandant que justice soit rendue pour l’assassinat de Khaled Saïd.

Ceux qui connaissent bien Mahienour El-Massry en savent bien plus que ce qu’on dit d’elle. Ils savent que c’est un cas humainement unique, que c’est elle qui enflamme les manifestations avec ses slogans hurlés à tue-tête. Ils savent par exemple que trois ans après les faits, jusqu’à hier encore, elle continuait de visiter les familles des martyrs de la révolution pour leur apporter du réconfort. Ils savent qu’elle payait soit de sa propre poche, soit grâce à l’héritage de son père, les cautions pour libérer les détenus politiques. Ils connaissent cette sensation de remords qui la poursuit tout le temps parce que, selon elle, elle n’en fait pas suffisamment. Ils savent que malgré tous les conseils qu’on lui adressés, malgré tous ceux qui lui ont demandé de ne pas se rendre à son procès, elle a insisté : elle devait s’y rendre pour assister au jugement confirmant sa peine de prison. Et cela, pour la simple raison qu’un jeune homme du nom d’Islam Hassanein a eu la malchance de se faire arrêter par erreur lors de la même manifestation pour laquelle elle a été condamnée, et qu’elle refuse d’être en liberté quand lui croupit dans des geôles pour un incident dont il ne sait rien.

Quand elle a été arrêtée pour la première fois, elle a présenté une requête pour faire appel et a été relaxée, en attente de l’audience d’appel comme il est prévu par la loi. A ce moment, elle riait et disait : « maintenant j’ai l’esprit tranquille… ma conscience est tranquille et je vais assister à ce procès avec une conscience tranquille ».

Mahienour est revenue le jour de son audience d’appel. Elle est rentrée de son plein gré dans la cellule du tribunal. Cinq minutes : c’est le temps qu’il a fallu pour juger et condamner. Deux ans de prison et 50000 livres d’amende. Elle a souri et a dit au revoir aux proches présents à l’audience, puis elle est montée dans la fourgonnette de transport des détenus en direction de la prison de Damanhûr[1] pour y purger sa peine.

2-

Un ami sur Facebook a écrit il y a peu : « Tout ce qu’on pourra dire sur Mahie, ça sera toujours trop banal ». Oui, tout ce qu’on peut dire de ce cas humain unique semble insuffisant. Est-ce que j’écris par exemple que c’est cette fille qui pleure quand quelqu’un lui fait des compliments répétant « non ça n’est pas vrai… vous vous trompez sur moi ! » ? Est-ce que j’écris par exemple pour parler de la fille qui peut pleurer en regardant au cinéma un film comique juste parce que le héros du film frappe un bawwab[2] ? Est-ce que j’écris pour parler de la fille qui pleure encore, malgré les années, en voyant les photos des martyrs ? Est-ce que j’écris, enfin, pour vous parler de la douleur que lui cause l’évocation du nom de Sayed Bilal, le martyr torturé dans les sous-sol de la Sûreté de l’Etat avant la Révolution ? Parce que la famille de Bilal est pauvre, ils ont eu peur de parler aux médias quand le régime de Moubarak a fait pression sur eux, et cette défaite est restée une blessure pour Mahienour jusqu’à aujourd’hui. Oui, les mots semblent toujours banals et rebattus quand on parle de demi-anges. Cela paraît toujours insensé, incroyable… Mais, je vais vous raconter une autre histoire…

Alors que Mahienour El-Massry participait à un sit-in avec la famille de Alaa Abdel Fattah[3], un « honorable citoyen »[4] lui a dit : « Nous on aime l’Egypte avec sa merde et ses poubelles, si l’Egypte vous plaît pas, quittez-là traitres et agents de l’étranger ! ». Mahienour lui avait alors répondu qu’elle aussi aimait l’Egypte, mais pas la même Egypte… La belle Egypte de son imagination. Elle aimait l’Egypte des gens modestes et travailleurs, pas l’Egypte du pouvoir et de ses hommes : « On fait ce qu’on fait pour qu’on puisse tous vivre une vie meilleure », avait-elle conclu.

Il était possible pour Mahienour de quitter l’Egypte. Je sais le nombre d’invitations qui lui sont venues de l’étranger pour qu’elle parte. Mais elle a toujours refusé catégoriquement. Sa seule expérience de voyage à l’étranger lui a appris que le voyage fait mal au cœur (waga’ ‘alb), et comme elle aimait le rappeler : « Même si ici je ne sers à rien, je préfère être là au milieu des gens et de leurs malheurs, plutôt que d’être loin d’eux, sans même pouvoir les voir, et avoir mon cœur déchiré ».

3-

Avant que Mahienour ne parte à son audience, elle a écrit sur sa page :

« J’aurais bien aimé savoir m’évader et me cacher mais en réalité je n’y arrive pas. Je sens qu’il faut que je fasse front, même si ce face-à-face n’est pas vraiment en notre faveur dans l’équilibre des forces, mais c’est avant tout important pour mon bien-être psychologique, qui a commencé à vaciller il y a un moment. Un face-à-face pour que, si l’on mérite d’être puni pour avoir rêvé d’une vie meilleure pour l’humanité, alors que l’on soit puni, et puis voilà. (…)

Si quelqu’un doit faire face à un procès et me demande s’il doit y aller ou pas, je lui conseillerai de ne pas se rendre, et de ne pas hypothéquer son avenir au prix d’un coup de fil du pacha en uniforme vers le pacha juge[5]. Mais malheureusement, personnellement, je ne vais pas être capable de faire ça. Je ne veux pas qu’on me donne un rôle héroïque que je ne mérite pas. On l’a déjà dit : on n’aime pas la prison mais on n‘en a pas peur. Au bout du compte, la liberté est aux mains des peuples, pas des soldats et des geôliers, et les gens sont vraiment pauvres et méritent le meilleur. Peut être que le pouvoir voudra garder la face et décider de ne pas nous emprisonner, et Dieu devra nous aider à ce moment pour ne pas avoir honte de tous les courageux qui n’ont pas suffisamment eu de soutien de notre part, car le nombre des détenus est devenu vraiment exorbitant. Dans tous les cas, que Dieu nous fasse sortir de cette épreuve la tête haute et liberté à tous les opprimés dans les geôles du pouvoir ! »

4-

Avant la Révolution, Mahienour répétait toujours : « Moi je ne rêve de rien d’autre dans ma vie que de voir les gens se révolter contre l’injustice ». Les gens se sont révoltés, oui, mais l’injustice est restée là. Elle s’est même étendue et a pris ses aises, sur les airs de « tislam el ayadi »[6]. Et Mahienour, comme nous tous, a regardé le rêve être vaincu, mais elle, elle n’a pas été vaincue comme la majorité d’entre nous. Elle était toujours à nous répéter que les gens retrouveront leur chemin et corrigeront les erreurs. « N’en voulez pas aux gens, si la situation s’améliore, c’est ce que nous voulions, si elle ne s’améliore pas, la force des gens le fera. Moi je crois aux gens et à leur force », disait-elle.

Mahienour passera sa première nuit dans la prison de Damanhûr, entourée par les prières de beaucoup d’entre nous  : les modestes ouvriers aux côtés de qui elle a milité contre le capitalisme dépravé qui leur volait leur dû ; les médecins dont elle a soutenu la grève ; les vendeurs ambulants qu’elle a aidés pour fonder un syndicat ; ceux qui étaient détenus injustement qui elle est venue en aide de toutes ses forces; les familles des martyrs qu’elle a soutenues ; et tous ceux qui ont rêvé d’un pays meilleur et qui l’ont toujours vu mener les manifestations alexandrines, scandant les slogans de la justice et la liberté.

Soutenez cette fille avec tout ce que vous avez de forces. Elle ne mérite pas les geôles où devraient croupir d’autres criminels qui profitent de leurs vies de palais. Faites pression médiatiquement, publiez sa photo, racontez son histoire à tout le monde, écrivez partout, peut être que le régime reviendra lors de la prochaine audience sur sa détention.

Et que Dieu envoie sa sérénité sur ton cœur Mahienour, dans ta lointaine geôle, et que ta conscience puisse enfin trouver la paix.

 

[1]Damanhûr est le chef-lieu du gouvernorat de Beheira au sud-est d’Alexandrie.

[2]Gardien d’immeuble en Egypte.

[3]Militant cairote incarcéré à plusieurs reprises durant les 3 dernières années.

[4]Terme par lequel on désigne les « citoyens ordinaires » qui soutiennent l’ancien régime.

[5] Sous-entendu que c’est le pouvoir militaire qui dicte les décisions de justice.

[6]Chanson faisant l’éloge de l’armée et soutenant le renversement de Morsi.